Note
L’élection du « plus grand juriste belge de tous les temps » présente d’entrée de jeu un avantage de taille : elle vous oblige à réfléchir à la signification profonde de la notion de « plus grand juriste ». S’agit-il de l’auteur le plus prolifique en matière de questions juridiques ? Du penseur juridique le plus novateur ? Ou encore d’un éminent praticien de sa profession, qui n’a besoin de coucher aucune phrase sur papier ? Quelqu’un témoignant d’un souverain mépris pour les fondements de l’État de droit peut-il être un grand juriste ? Plus je réponds à ces questions, plus je me rapproche de la définition de Cicéron, adaptée à une époque plus contemporaine, selon laquelle un grand juriste est un « homme bon qui possède le don du terme juridique juste ». Sans oublier, de préférence, un certain engagement social. Une gageure, me direz-vous ? Cela dépend. Mais, ce qui ne fait aucun doute, c’est que certains juristes satisfont plus que d’autres à ce profil. Louis Braffort faisait partie de ceux-là. Aujourd’hui, on se rappelle davantage de la mort de cet homme que de sa vie. Il fut assassiné au cours du chaotique mois d’août 1944, moins de deux semaines avant la libération de Bruxelles, par un escadron de la mort rexiste dans des circonstances qui ne seront jamais tout à fait élucidées. Une salle du Palais de Justice de Bruxelles et une discrète chapelle à Wambeek, dans le Brabant flamand, nous remémorent cet événement. Après sa mort, Louis Braffort deviendra une victime de la guerre. Soixante-cinq ans après sa disparition, le souvenir s’est fait plus vague, et on évite généralement d’évoquer ce que les gens ont subi à cette époque. Dans l’Europe unifiée, les souvenirs de guerre nous font parfois trop vite penser à un patriotisme jubilatoire, chose que nous préférons passer sous silence. Pourtant, oublier Louis Braffort, ce serait subordonner les soixante-quatre ans de sa vie à cet unique jour de sa mort. Ce serait faire une croix sur son œuvre scientifique, une œuvre qui témoignait d’un sens de la concision devenu si rare aujourd’hui. Ce serait dédaigner son vif intérêt pour le droit et tout le reste. Ce serait oublier le dévouement dont il a fait preuve pour structurer le métier. À tort. Né en 1886 sur les rives de la Semois, Louis Braffort fera connaissance avec le monde des sciences les plus diverses dès l’époque de ses études à Louvain. C’est sous l’influence du quelque peu bizarre mais non moins épatant professeur Armand Thiéry qu’il découvrira non seulement le droit, mais aussi la philosophie, les sciences naturelles et surtout la psychologie. Étudiant Erasmus avant l’heure, il partira peaufiner ses connaissances à Bonn, Paris, Lyon et Berlin, avant de choisir le barreau à l’âge de vingt-quatre ans. Sa passion, c’est le droit pénal – une spécialité que non seulement il exerce, mais aussi étudie... parfois dans des circonstances difficiles. Pendant la Première Guerre mondiale, grâce à ses connaissances de la langue et du droit allemands, il devient le très estimé défenseur de tout qui entrera en conflit avec les autorités de l’occupation. Les circonstances particulières de la guerre ne l’inciteront cependant pas à considérer le droit comme un prolongement de la guerre… grâce à d’autres moyens. Pour lui, le droit restera une forme de résolution de conflits et non d’activation de conflits. Peu après la guerre, Louis Braffort sera rappelé dans son ancienne université pour y enseigner sa matière de prédilection. Une position dans laquelle il ne se cantonnera pas non plus. Il cherchera en effet des méthodes permettant une étude plus large et donc plus intéressante du droit pénal (et, par voie de conséquence, du droit). La création, en 1929, de l’école de criminologie de Louvain sera clairement son œuvre. Plus encore, le programme des études traduira pratiquement à la lettre son Essai de contribution à l’évolution du droit pénal, reflet de son souci pour l’évolution de la science juridique en général et du droit pénal en particulier. Selon Braffort, le droit se mêlait intrinsèquement à la société, tant et si bien qu’il était absurde d’étudier le droit dans une situation de laboratoire, sans connaissance approfondie de la réalité sociale. Contrairement à d’autres sciences, le droit ne connaissait pas de sciences auxiliaires, mais uniquement des sciences apparentées dont le juriste devait au moins avoir des connaissances de base pour être capable d’exercer dûment sa profession. C’est dans ce même souci de mise en relation du droit avec la société que Louis Braffort s’attellera à une série de travaux visant à soutenir les politiques de l’époque, travaux qui prendront tout leur sens dans le compte rendu relatif à la réforme de la loi du 9 avril 1930 « de défense sociale » qu’il rédigera de concert avec Léon Cornil. Son envie, en 1939, de redonner la priorité au barreau et de devenir bâtonnier du barreau de Bruxelles entre en fait dans la même logique : prendre ses responsabilités pour la société, même dans les moments difficiles. Même si cet engagement lui sera fatal. Braffort le scientifique. Braffort le praticien. Braffort l’organisateur. Braffort le gentleman. Quatre arguments qui permettent de le considérer comme un grand juriste. Ces éléments font-ils aussi de lui le plus grand juriste ? Peut-être. J’en ajouterais même un cinquième : Braffort, le juriste qui regardait toujours au-delà du mur, et qui jamais ne s’accommodait que du droit. Source: Le plus grand juriste belge de tous les temps... Frank Judo a choisi Louis Braffort, 02 Oct. 2009, legalworld.be http://www.youtube.com/watch?v=nAfRAHsayPA
Note
1941: la barreau d’Anvers radie des avocats juifs; le barreau de Bruxelles résiste A l’occasion de l’inauguration de l’exposition Lawyers without Rights visible au palais de justice de Bruxelles jusqu’au 16 février 2010, le bâtonnier Yves Oschinsky a rappelé l’historique lâcheté du barreau d’Anvers et le courage du barreau de Bruxelles: en 1941 l’un a accepté à l’unanimité de radier les avocats Juifs de son tableau, alors que l’autre s’y est refusé, sous la houlette du Bâtonnier Braffort qui sera assassiné à la fin de la guerre par des rexistes. M° Oschinsky a rappelé le courage du Président Chirac ainsi que les conclusions du rapport du CEGES ”La Belgique docile”, selon lesquelles l’Etat belge a adopté durant la guerre une politique de collaboration indigne et désastreuse pour la population juive. Il a souligné que ce rapport, particulièrement documenté, n’a pas reçu d’écho suffisant. Il évoque, dans son discours (à lire ci-dessous), la figure exemplaire de M° Régine Orfinger. Discours prononcé par le bâtonnier Oschinsky lors de l’inauguration de l’exposition Lawyers without Rights. C’est à un important moment de mémoire que nous vous convions. Un devoir de mémoire qu’illustre particulièrement la date du 27 janvier, date de la libération d’Auschwitz, proclamée par l’assemblée générale de l’ONU journée internationale à la mémoire des victimes de l’Holocauste. C’est dans cette émouvante symbolique que le barreau de Bruxelles rend hommage aux avocats juifs d’Allemagne et de Belgique, victimes depuis 1933 du régime nazi. Grâce doit être rendue à l’Allemagne qui, depuis la fin des années d’enfer et de honte, se retourne sur son passé noir, indicible d’inhumanité, de barbarie et d’horreur, qui assume ses responsabilités et tente d’apporter une forme de réparation. Le barreau allemand participe à cet acte mémoriel à travers l’organisation de cette expositionsur la situation des avocats juifs en Allemagne depuis 1933. (...) J’évoquais il y a un instant la revisite de l’histoire et je voudrais rappeler le discours historique prononcé par le président Chirac, en 2005, à l’occasion de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv, en reconnaissant la responsabilité de l’Etat français, dans la déportation des juifs de France. Je cite : « Ces heures noires souillent à jamais notre histoire et sont une injure à notre passé et à nos traditions. Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’Etat français ». La Belgique, hélas, fut docile ainsi qu’en témoigne l’étude confiée au CEGES, le Centre d’Etudes et de Documentations Guerre et Sociétés contemporaines, par le gouvernement, à la demande du Sénat de Belgique. Pourtant la responsabilité de l’administration belge ne fut jamais réellement affirmée et l’étude du CEGES, particulièrement documentée, n’a reçu qu’un écho insuffisant.Le CEGES conclut en effet que « les autorités belges ont ainsi adopté une attitude docile en accordant dans des domaines très divers mais cruciaux une collaboration indigne d’une démocratie à une politique désastreuse pour la population juive (belge comme étrangère) ». Au plan des professions judiciaires, l’ordonnance allemande du 28 octobre 1940 ordonne l’exclusion des juifs de la magistrature et du barreau belge.Les barreaux d’Anvers et de Bruxelles adoptèrent à l’époque des attitudes très différentes.Le conseil de l’Ordre d’Anvers illustra la docilité décrite par le CEGES en exécutant les prescriptions contenues dans l’ordonnance nazie. Je voudrais évoquer la situation de Me Régine Orfinger, avec une émotion personnelle toute particulière, celle du chef de l’Ordre à l’égard d’une figure admirable du barreau de Bruxelles et celle qui est mienne, à travers les souvenirs qui remontent à mon enfance, puisque Régine et ma mère étaient amies depuis le temps de leur jeunesse, lorsque toutes deux vivaient à Anvers. Anvers où Régine Orfinger prêta le serment d’avocat en 1934, Anvers ou le 28 avril 1941, elle était, ainsi que d’autres avocats juifs, invitée devant le conseil de l’Ordre à présenter sa défense au sujet de l’exclusion des juifs de la fonction d’avocat, décidée par l’ordonnance du 28 octobre 1940. Dans la note qu’elle a déposée pour sa défense, elle écrivait notamment :« Je me suis conformée aux obligations qui m’étaient imposées par l’ordonnance ; depuis le 31 décembre 1940, je n’exerce plus ma profession.En honneur et conscience, il ne m’a pas paru nécessaire de demander mon omission du tableau de l’Ordre des avocats puisque je n’exerce aucune activité qui serait incompatible avec le port du titre d’avocat.Je dois une fois de plus rappeler que l’ordonnance qui m’enlève le droit de pratiquer ma profession ne se réfère pas au tableau des avocats. Dans ces conditions, il m’est impossible de demander mon omission du tableau sans trahir mon serment et mon sentiment de l’honneur.Le conseil de l’Ordre doit donc décider si je mérite que mon nom soit radié du tableau.L’exclusion et la radiation sont en effet des peines disciplinaires qui ne sont possibles que dans les cas graves.Il ne peut être question d’une radiation administrative.Les membres du conseil de discipline doivent, en âme et conscience, décider s’ils trouvent convenable, de leur propre initiative, d’aggraver encore une situation qui me paraît suffisamment pénible ». Le procès-verbal de la réunion du conseil de l’Ordre du 3 juillet 1941 indique que « le Conseil, à l’unanimité des voix, décide que les avocats suivants, inscrits au registre des juifs ou appartenant à la communauté juive, ou pour lesquels un doute existe quant à leur origine juive, seront exclus du tableau de l’Ordre et de la liste des stagiaires ».Régine Orfinger ainsi que seize confrères étaient ainsi purement et simplement radiés. Au barreau de Bruxelles, le bâtonnier Louis Braffort, soutenu par son conseil de l’Ordre, s’adressa au général von Falkenhausen, en ces termes :« J’ai un devoir de conscience qu’aucune considération ne peut modifier, celui de dire que le principe même de l’Ordonnance est en opposition directe avec le Droit. Les autorités de l’Ordre ne pourraient en aucune circonstance prononcer contre les avocats d’origine israélite une mesure ayant le caractère d’une sanction disciplinaire. Nous avons prêté solennellement le serment de rester fidèles à la Constitution du peuple belge et nous ne pouvons manquer à ce serment ». Le conseil de l’Ordre de Bruxelles, pour faire échec à l’exécution de l’ordonnance scélérate, refusa d’encore publier le tableau des avocats.Le bâtonnier Braffort prit position, sans relâche, avec courage, contre l’occupant. Il figurait sur les listes rexistes des personnalités belges à éliminer. Le soir du 22 août 1944, trois inconnus s’introduisirent chez lui et l’emmenèrent dans les locaux rexistes. Il a été lâchement assassiné, le 24 août 1944, à Wambeek, à quelques jours de la Libération. Puisse l’évocation de ce passé douloureux aider l’Humanité à progresser et à forger un avenir meilleur.Plus jamais ça ! Souvenons-nous. Souvenons-nous aujourd’hui des victimes de l’Holocauste. Souvenons nous de nos confrères que nous honorons aujourd’hui. Source: restitution.be, 31 Jan 2010 ­http­://­www­.­restitution­.­be­/­communique­-­201001312223­.­html­